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The Travelling Companions 
*oil on canvas 
*65.3 x 78.7 cm 
*1862

Les voyages nous rendent-ils meilleurs ?

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J’ai largement fait part de mon errance planétaire dans l’ouvrage ci dessous:

Je voudrai compléter ce testament professionnel par la livraison de ce jour 03/08/2021 de France Culture ci-dessous  où il ne me manque que les fulgurances d’un sociologue qui m’accompagne depuis des décennies : Jean Viard

Les voyages nous rendent-ils meilleurs ?

Par Pauline Petit

Voyager, au fond, ça sert à quoi ? Si l’écrivain Nicolas Bouvier estimait qu' »un voyage se passe de motifs », les penseurs du XVIIIe siècle, eux, se battaient pour lui en trouver ! Éducatif, thérapeutique ou au contraire nocif, on dissertait au sujet de l’utilité des voyages.

Prendre l’air, voir du pays, partir… Qu’il est doux de voyager pendant les vacances ! Mais au fond, à quoi ça sert ? Longtemps, il semblait impossible d’envisager que le voyage n’ait aucune utilité, que l’on se déplace si loin de chez soi simplement pour le plaisir d’aller voir ailleurs. A l’origine, la « vacance » est d’ailleurs tout sauf un temps propice au voyage, qu’il soit reposant ou aventureux. Elle désigne, au Moyen Âge, le mois de répit accordé aux étudiants à la fin de l’été afin qu’ils travaillent aux champs. Bien loin, donc, du farniente de nos vacances modernes, des aventures des héros voyageurs, ou même du tourisme, pratique aristocratique aujourd’hui devenue phénomène de masse. 

Aussi s’est-on mis à réfléchir à l’utilité des voyages. Au siècle des Lumières, le sujet prend même un tour philosophique : sous l’influence des penseurs humanistes, on envisage le voyage comme un moyen pédagogique de parfaire son éducation et d’apprendre, au contact du monde, un savoir que les livres ne peuvent délivrer… Mais que nous enseignent nos voyages ?

Les voyages forment la jeunesse… Vraiment ?

Au XVIIIe siècle, des sociétés savantes réunies en académies de sciences et de lettres organisent des concours où sont soumises au débat public des questions d’actualité. Ces dissertations participent à la vie intellectuelle du pays – ce qu’on appellerait peut-être aujourd’hui, le débat d’idées. L’un des exemples les plus célèbres est la réponse de Jean-Jacques Rousseau au sujet proposée par l’Académie de Dijon, en 1750 : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs », qui lui permis de gagner le prix de morale et de publier son Discours sur les sciences et les arts. 

En 1787, l’Académie de Lyon propose une question qu’un certain nombre d’entre nous s’est sûrement déjà posée, notamment en cette période estivale : les voyages nous rendent-ils meilleurs ? Ou précisément, pour reprendre l’intitulé exact : 

Les voyages considérés comme faisant partie de l'éducation de la jeunesse, toute compensation faite des avantages à espérer, des abus à craindre, sont-ils utiles ou dangereux tant au moral qu'au physique ?

Un certain Turlin, avocat au Parlement de Paris, remporte le concours. Dans sa réponse, il reconnaît l’utilité des voyages, mais juge cependant qu’ils « ne peuvent former l’esprit d’un jeune homme et qu’ils l’exposent infailliblement à perdre les mœurs ». Le défaitiste considère, d’une part, que la dépense ne justifie pas l’issue hasardeuse du voyage et, d’autre part, que cette expédition est souvent vaine pour un jeune voyageur qui cherche davantage à assouvir sa curiosité, se distraire voire fuir son foyer, qu’à s’instruire. « Parier sur le voyage et son utilité, c’est mettre la charrue avant les bœufs, c’est regarder un moyen pour une fin », résume l’historien Daniel Roche qui épluche les copies des candidats dans son ouvrage Les circulations dans l’Europe moderne, XVIIe-XVIIIe siècle (Fayard, 2003). Bref, « il faut les interdire à la jeunesse », conclut Turlin ! Comment se fait-il que cette thèse rabat-joie, bien loin de l’adage « les voyages forment la jeunesse » attribué à Montaigne, ait été plébiscitée ? 

Débats apodémiques : il y a le bon et le mauvais voyage...

C’est qu’au sujet du voyage, ses vertus et vices, les avis divergent. « Depuis la fin du XVIe siècle, la multiplication des arts apodémiques, autant de discours de la méthode du bien voyager, indique la nécessité de se prononcer pour ou contre les voyages, et le cas échéant de donner des règles à ce qui ne peut constituer une pratique moralement neutre ou indifférente », décrit la docteure en philosophie et maître et professeure de littérature Juliette Morice dans un article intitulé « « Les voyages rendent-ils meilleur ? » Autour d’une controverse au XVIIIe siècle » (Revue philosophique de Louvain, 2012). 

Mais le débat prend un tour nouveau au siècle des Lumières. On ne se résout pas à ce que le voyage ne serve à rien. S’il faut encourager la jeunesse à s’aventurer sur les routes, ou du moins accompagner cette pratique, il faut lui trouver une fonction pédagogique. Toute la difficulté est de savoir laquelle… Car c’est bien là que réside le mystère du voyage : on y apprend parfois moins sur ce que l’on partait voir que sur soi-même. Autrement dit, l’enseignement du voyage qui nécessite, conformément à son étymologie, de « se mettre en chemin », porterait peut-être moins sur l’objet du voyage que le sujet voyageant. Est-ce à dire qu’on en ressort plus sages ? Diverses positions se dessinent alors chez les penseurs qui s’emparent du sujet au XVIIIe siècle. 

« Une première voie, héritée de l’humanisme de la Renaissance, entend montrer, à l’aide d’exemples empruntés à l’Antiquité, que le voyage constitue par excellence le moyen d’amender, sinon de corriger les hommes, remarque la chercheuse. « Elle sera récupérée par certains auteurs chrétiens, inspirant notamment en 1763 l’enthousiasme du prédicateur du roi, l’Abbé Gros de Besplas » dans son traité De l’utilité des voyages, relativement aux sciences et aux mœurs. 

Suivant cette conception, le voyage aurait une fonction de « polissage moral ». C’est ce que nous enseignerait par exemple le récit antique d’Anacharsis, philosophe sauvage du peuple des Scythes qui, dit-on, se défit de sa « barbarie » en se rendant chez les Athéniens. « Moi je suis venu au pays des Grecs pour être instruit de leurs coutumes et de leurs pratiques. L’or, je n’en ai aucun besoin : il me suffit de retourner chez les Scythes en homme meilleur », lui fait dire Diogène Laërce dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres. 

On connaît la postérité de l’argument : c’est en allant à la rencontre d’autrui, en découvrant des traditions différentes et des paysages inconnus, que l’on s’enrichit. En cela, le voyage agit comme une forme de thérapie, la délocalisation physique entraînant avec elle un changement d’état d’esprit. « Il n’y a point de meilleure ni de plus utile école pour la vie, que celle des voyages », écrit le philosophe La Mothe Le Vayer dans sa lettre De l’utilité des voyages. Tout se passe comme si le voyageur, au contact de la diversité des mœurs, savait retenir de ses excursions « le meilleur » afin de se perfectionner. Alors que l’errance corrompt, le voyage éduque soutient l’Abbé Gros de Besplas : il fait sortir de soi (selon le sens étymologique d’éduquer), forme et participe à l’épanouissement.

Mais à côté des partisans de l’éducation par les voyages, se trouvent ceux pour qui ces expéditions représentent un danger et, qui plus est, expriment une forme de vanité de la part des aspirants aventuriers. Dans sa retentissante Lettre sur les Voyages, l’écrivain bernois Béat Louis de Muralt estime que les voyages, « loin de rendre les hommes meilleurs, les éloignent d’eux-mêmes et de leur patrie », souligne Juliette Morice. L’argument d’Anacharsis, du voyage qui fait mûrir ou transfigure, ne trouve pas plus de grâce à ses yeux : 

Je pense que tous les changements que l’on remarque dans les jeunes gens, sont de même nature : ils devaient arriver, et s’ils arrivent à un voyageur, c’est parce que les voyages ne sont pas capables de les empêcher, non plus que de les produire.

Certains auraient même tendance à faire de leur voyage un acte de gloire qui leur sert par la suite de faire-valoir, juge l’écrivain suisse qui, s’il était notre contemporain, se serait sûrement agacé des fiers vacanciers déclarant « j’ai fait l’Italie » pour dire qu’ils ont visité la Botte : 

Si la connaissance des gens de mérite n’est pas un motif suffisant pour nous faire voyager, bien moins encore doit-on voyager dans l’opinion que les voyages, par eux-mêmes, servent à nous donner du mérite.

Bref, on voudrait, tels Ulysse et son odyssée, faire du voyage l’expérience par excellence. Non pas celle qui nous rend meilleur par comparaison – c’est le cas d’Anacharsis, « voyageur sauvage poli par les mœurs étrangères » -, mais celle qui nous rend héroïque. Mais calmons nos ardeurs, préviennent Béat de Muralt et ses homologues, les épreuves des voyages auxquelles on accorde a posteriori plus de valeur qu’elles n’en ont véritablement, ont quelque chose d’un peu artificiel. Les voyages, écrit l’auteur de Berne, « comme la plupart des coutumes […] étaient bien fondés dans leur origine », mais « se sont tournés en abus ».  

« L’argumentation de Muralt tend à mettre au jour la dimension d’artifice des voyages, analyse Juliette Morice dans un autre article intitulé « Voyage et anthropologie dans ‘l’Émile’ de Rousseau« , « pour montrer qu’ils constituent une coutume dévoyée, coutume qu’on ne remet plus en cause ou, pire encore, que l’on cherche à justifier par toutes sortes de raisons, sans voir que les voyages ne sont qu’une « perte de temps » ». Voilà comment ils sont déviés de leur sens initial ! Devenus « un expédient », écrit Béat de Muralt, le voyage s’apparente à « une chose ordinaire, une coutume, qui est ce qui dispense les hommes de trouver des raisons à ce qu’ils font et qui par là devient pour eux de toutes les raisons la plus forte ». 

Il faut sauver le voyage ! Rousseau à la rescousse

Entre les deux, les partisans du voyage comme pratique éducative voire thérapeutique d’un côté et les pourfendeurs de cette mode vaniteuse du voyage de l’autre, le philosophe Jean-Jacques Rousseau offre une voie médiane. Au fait de ces controverses sur l’utilité des voyages (il est un lecteur attentif des lettres de Béat de Muralt), le « promeneur solitaire » estime que ces expéditions ne rendent pas nécessairement meilleurs. Mais contrairement à son prédécesseur bernois, il juge qu’elles sont néanmoins opportunes et bénéfiques. C’est du côté de L’Emile (1762), essai éducatif ayant trait à « l’art de former les hommes », qu’il faut chercher un conseil du philosophe sur ce qu’il nomme alors « la question des voyages ». 

Quelle est donc leur utilité, s’ils ne nous permettent pas d’atteindre la « meilleure version de nous-mêmes », selon l’expression consacrée des livres de développement personnel ? Au lieu de lister les avantages ou risques potentiels des voyages, Rousseau choisit d’en exposer les enjeux anthropologiques, sortant de la dimension simplement prescriptive du débat :

On me demande s'il est bon que les jeunes gens voyagent, et l'on se dispute beaucoup là-dessus. (...) Si l’on proposait autrement la question, et qu’on demandât s’il est bon que les hommes aient voyagé, peut-être ne disputerait-on pas tant. (...) Voici donc une autre manière de poser la même question des voyages. Suffit-il qu’un homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes, ou s’il lui importe de connaître les hommes en général ?

Dans un premier temps, relève Juliette Morice, Rousseau reprend les arguments humanistes en faveur des voyages. D’abord, l’opposition entre le savoir théorique des livres et celui, pratique, du « livre du monde » dont le voyage seul peut nous offrir la lecture. Il plaide également en faveur du voyage « organisé », remède à l’errance sans but : « Tout ce qui se fait par raison doit avoir ses règles. Les voyages, pris comme une partie de l’éducation, doivent avoir les leurs. Voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond », écrit le philosophe. 

Mais s’il recommande au petit Emile de compléter son éducation par un « grand tour d’Europe » comme le font les aristocrates, sorte d’échange Erasmus avant l’heure, ce n’est pas pour faire de lui un parfait gentilhomme, mais pour qu’il saisisse quelque chose de plus profond, à savoir la connaissance de l’homme en général :  

Il ne suffit pas pour s’instruire de courir les pays. Il faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux et les tourner vers l’objet qu’on veut connaître. Il y a beaucoup de gens que les voyages instruisent encore moins que les livres ; parce qu’ils ignorent l’art de penser, que dans la lecture leur esprit est au moins guidé par l’auteur, et que dans leurs voyages ils ne savent rien voir d’eux-mêmes.

L’auteur de l’Emile renverse ainsi l’argument humaniste selon lequel « le voyage devait précisément former le jugement, ou, comme le disait Montaigne, nous apprendre à « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui », explique la chercheuse. « Pour Rousseau, l’utilité du voyage procède à l’inverse de l’exercice de l’esprit qui sait se rendre attentif à la nature des différentes formes de gouvernement et aux lois politiques de chaque pays ». Le voyage ne peut avoir d’utilité sans l’élaboration d’un art du bien voyager. Autrement dit, il ne faut pas attendre du voyage qu’il nous instruise ou même qu’il nous transforme, mais s’instruire pour faire un bon voyage… 

C’est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais, l’utilité des voyages reconnue, s’ensuivra-t-il qu’ils conviennent à tout le monde ? (...) Quiconque revient de courir le monde est à son retour ce qu’il sera toute sa vie (...).

Ce faisant, Rousseau aborde un aspect important des critiques portées à l’encontre des voyages, interrogeant la forme de curiosité coupable qui pousse certains à chercher dans la visite de pays lointains leur dose d’exotisme : 

Comme les peuples les moins cultivés sont généralement les plus sages, ceux qui voyagent le moins voyagent le mieux ; parce qu’étant moins avancés que nous dans nos recherches frivoles, et moins occupés des objets de notre vaine curiosité, ils donnent toute leur attention à ce qui est véritablement utile. Je ne connais guère que les Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis qu’un Français court chez les artistes d’un pays, qu’un Anglais en fait dessiner quelque antique, et qu’un Allemand porte son album chez tous les savants, l’Espagnol étudie en silence le gouvernement, les mœurs, la police, et il est le seul des quatre qui, de retour chez lui, rapporte de ce qu’il a vu quelque remarque utile à son pays. (...) Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples.

En lointain écho, répond la mauvaise conscience du voyageur solitaire, que décrit l’historien Sylvain Venayre sur France Culture : 

Il y a une mauvaise conscience dans la célébration du voyageur solitaire, depuis la fin du XVIIIe siècle, puis parallèlement à la création de l'industrie touristique. Ce voyageur solitaire, la plupart du temps, c'est un homme et surtout, c'est un Occidental. Un Occidental qui va se promener, dont les voyages les plus valorisés vont être des voyages en des lieux qui finiront par être les lieux des colonies de l'Europe occidentale.

Tous des idiots du voyage

Pourquoi persistons-nous à voyager aujourd’hui ? Nous ne sommes plus de grands explorateurs, les déplacements sont souvent coûteux et nous connaissons les effets écologiques néfastes du tourisme de masse… Pourtant l’attrait du voyage demeure, pour nombre d’entre nous, intact. Au-delà des curiosités culturelles qu’il offre, c’est l’expérience d’un changement d’espace-temps capable de modifier – idéalement, d’améliorer – notre état d’esprit qui attire. « L’une des racines du voyageur-touriste, explique Sylvain Venayre sur France Culture, c’est précisément celui qui part avec le désir de se soigner ». C’est le pèlerin sur les routes à la recherche du salut, le curiste qui rejoint la mer pour soigner son corps et le mélancolique, son esprit : 

Si l'on veut comprendre ce qui continue à nous animer en tant que touriste ou voyageur du début du XXIe siècle, il faut faire l'inventaire de toutes les conceptions du corps et de l'âme, de toute l'histoire de la médecine qui explique, selon la théorie des humeurs et la théorie des fibres, et en attendant la découverte des microbes, les raisons pour lesquelles on a longtemps prescrit le voyage comme une thérapeutique. Le voyage, depuis le XVIIe siècle, est considéré, pour ceux qui en ont les moyens, comme un des moyens privilégiés de lutte contre la mélancolie. Le fait de soigner la mélancolie par le voyage dans un premier temps, ça donne tout ce que les Anglais appellent les "splenetics travellers" ("voyageurs du spleen").

De l’aristocrate du XVIIIe siècle s’élançant dans le « Grand tour » au baroudeur des années 1970 et son guide du routard, du voyageur neurasthénique en cure thermale aux ouvriers quittant l’usine pour profiter des premiers congés payés, « le voyage d’agrément nous raconte parce qu’il est un lieu de délivrance, de désinhibition, d’expression libre, de défoulement et de réappropriation de soi », écrit le sociologue Jean-Didier Urbain, spécialiste du tourisme dans le magazine Sciences Humaines. Alors s’ils ne nous rendent pas forcément meilleurs, les voyages ont au moins le mérite de nous donner une sensation de liberté : 

A l’occasion des vacances, on dit ce qu’on aime et surtout ce qu’on fuit. C’est une évasion, on échappe à un ordre social dont on n’est pas vraiment le maître. L’invention des vacances est une invasion d’un temps autre qui vient perturber le temps social, le temps religieux, le temps du travail, le temps de la famille, le temps domestique… C’est un temps à part, qui est mis à disposition et c’est le remplissage de ce temps qui nous parle de la société.